La malédiction de Svetlana, fille de Staline
Article paru dans le magazine Valeurs Actuelles du 15/09/2016 – rubrique Histoire – fille de Staline.
1926 – 2011
“Un cercle noir maudit entourait mon père. » Staline aura gâché sa vie. Pour en sortir, elle s’est grisée de mariages, entre la Russie et l’Amérique. Biographie brillante d’un long cauchemar.
Nous sommes au mois de février 1956 ; Svetlana va avoir 30 ans dans quelques jours. Anastase Mikoyan l’appelle au téléphone. Il fut l’ami de son père avant d’être banni par lui et de revenir au pouvoir grâce à Nikita Khrouchtchev qui l’a nommé vice-président du Conseil des ministres. «Passe nous voir cet après midi, Svetka, lui dit il. Il faut que je te parle d’urgence. ]e t’env0ie une voiture.» L’angoisse la saisit. Quelle urgence ?
Est il arrivé un malheur ? Non, ni coup d’État, ni purge, ni nouvelle guerre. Mikoyan veut seulement lui montrer un rapport.
«Il faut que tu lises ça», dit il. Pourquoi ? Parce que cela concerne son père. […]
C’est le rapport que s’apprête à lire Khrouchtchev, le 24 février, devant le XXe Congrès du Parti communiste. Et il veut que la fille de Staline sache avant les autres que ce sera le procès de son père, de sa tyrannie, de ses obsessions, de ses complots, de sa paranoïa. Après avoir lu lentement le document, elle dit : «Vous savez quoi, les gars ? Le pire, c’est que tout cela est vrai.»
Après la lecture, la peur. Elle s’enferme avec ses enfants, «terrorisée à l’idée qu’on puisse la tenir pour responsable de ce que son père a fait». Cela la poursuivra toute sa vie. Fille de dictateur, certes, mais fille de Staline !
Et c’est cette vie d’avant et d’après la mort de son père que Beata de Robien reconstitue minutieusement à partir de toutes les sources ouvertes depuis sa disparition, en 2011, pour redonner vie, à travers leurs faits et gestes et surtout leur psychologie, à ces acteurs, à commencer par le premier d’entre eux, qui hantent un cauchemar d’un demi siècle d’où s’échappent quelques rares lueurs. Ce récit glaçant d’un personnage à la fois torturé et tourmenté, l’auteur le dédie à son grand père, rescapé du goulag d’où il sortit en 1956, après le procès du stalinisme.
SUITE
Staline a 47 ans quand naît sa fille, le 28 février 1926. Svetlana sera sa seule fille. Secrétaire général du PC soviétique depuis 1922, successeur de Lénine, il ne lui reste qu’à éliminer Trotski pour être le seul maître de la Russie communiste. À partir de 1929, tout devient possible. Même chez lui.
Le 8 novembre 1932, à la suite des commémorations de la révolution bolchevique, se tient un dîner de gala au Kremlin chez Vorochilov, le commissaire à la Défense. Vodka, caviar, musique et danse. Mais ils sont 13 à table. «Une joyeuse apocalypse», dit Beata de Robien. L’alcool monte à la tête des convives. Staline flirte avec une actrice; sa femme, Nadia, qu’il a épousée en 1919, la mère de Svetlana, enrage ; elle se met à flirter à son tour. Staline explose, elle aussi. C’est comme si la foudre s’était abattue dans ce salon.
Le lendemain matin, après la fête, on découvrira la mère de Svetlana «gisant sur le tapis, dans une flaque de sang, un petit revolver et une rose thé à côté d’elle».
Svetlana a 6 ans et demi. Elle n’a pas vu la scène ; on lui racontera que sa mère est morte d’une appendicite qui a dégénéré… Elle apprendra dix ans
plus tard que sa mère s’est suicidée : «En se donnant la mort cette nuit là, sa mère s’était vengée de son père.» «Ce jour là, écrit Beata de Robien, tout s’est écroulé. »
Mais qu’est ce que cela peut vouloir dire que l’on est la fille de Staline ? Que l’on n’est sa fille adorée, sa “patronne”, la seule à qui rien ne puisse arriver ? Parce qu’elle est douce, tendre, obéissante et la première en classe ? Mais un jour elle devient adolescente comme les autres jeunes filles, elle connaît ses premiers émois. Et si elle tombe amoureuse d’un beau cinéaste juif nommé Kapler et qu’il le soit aussi d’elle, que se passe-t-il ? Même s’il a recruté plusieurs juifs dans son entourage immédiat, Staline ne les aime pas ; c’est un antisémite primaire. Malgré les protestations de la petite Svetlana, le jeune Kapler est arrêté, fouillé, privé de tout et envoyé au goulag pour cinq ans, renouvelables…
Kapler oublié, la voici amoureuse du fils de Beria ! Un gendre idéal?
Mais c’est lui qui s’en va voir ailleurs. Et comme il est le fils du chef de la police secrète, il ne lui arrive rien. Alors Svetlana se tourne vers un autre jeune homme, Grigori, lui aussi juif, mais le mariage aura quand même lieu. Elle a 18 ans, on est en 1944, Staline a d’autres soucis. Elle aura un fils, à qui elle donne le prénom de son père, Joseph. Puis, au bout de trois ans, elle trouve son mari «gentil mais très ennuyeux». Le voilà condamné.
Son frère aîné, Vassili, vient saisir les deux passeports du ménage et fait disparaître les mentions du mariage. « Un soir, Grigori rentre chez lui, raconte Beata de Robien. Deux hommes surgissent, le prennent par le bras. “Mais j’habite ici proteste-t-il. – Plus maintenant, vous n’avez pas le droit de rôder par ici, c’est clair ? »» Ainsi prononce-t-on un divorce chez Staline…
L’année suivante, en 1949, Svetlana épouse enfin quelqu’un de convenable, un fils d’apparatchik modèle, Iouri Jdanov, dont le père était le dictateur de la Culture. Le mariage ne tiendra pas plus longtemps.
Le 2 mars 1953, Staline agonise au Kremlin. Svetlana assiste aux derniers instants de son père qu’elle décrira plus tard : Beria, le plus fourbe de tous, «était excité à l’extrême et, sur son visage déjà hideux, éclataient par moments les passions qui l’agitaient : l’ambition, le pouvoir, le pouvoir, le pouvoir, la cruauté, la malice. Il s’eff0rçait en cet instant capital de ne pas avoir l’air trop rusé. Et cela se lisait sur son front». «Tout le monde en Russie savait que nul autre ne détenait autant de pouvoir que cette horrible personne au moment de sa mort.» Et la fille ajoute en parlant de son père : «Il étouffait sous nos yeux. […] Dieu n’accorde une mort douce qu’aux justes.»
Elle se retourne sur son passé : «Ai-je connu un seul moment heureux dans mon existence ? Un cercle noir maudit entourait mon pére : quiconque y pénétrait périssait.» Une sorte de malédiction pèse sur elle. Staline lui a gâché sa vie. Alors, elle se grise dans de nouvelles aventures sentimentales, en alimentant la rubrique des scandales :
«Les hommes, il faut les traiter comme le font les abeilles avec les bourdons», dit elle au fils Beria qu’elle regrette toujours.
Svetlana fait effacer le nom de son père de son état civil, reprend celui de sa mère. Elle veut nettoyer son passé, gommer l’impiété dans laquelle elle a vécu alors que son père avait été séminariste dans sa jeunesse. Un jour du printemps 1962, elle entre dans la petite église du Saint Suaire, «cachée, nous dit Beata de Robien, dans un faubourg de Moscou, derrière la cathédrale de Donskoï». Elle rencontre un prêtre, le père Nicolas, à qui elle se confie. Huit jours plus tard, elle demande à être baptisée : «je suis prête, mon père, je n’ai pas peur.» Le père Nicolas n’inscrira pourtant pas son nom sur le registre des baptisés, «trop dangereux pour lui et pour elle». Mais il lui dira: «Dieu t’aime, même si tues la fille de Staline.»
Et les hommes ? Avec elle, «on se noie ou on suffoque». Elle veut séduire André Siniavski, l’un des premiers dissidents ; elle n’y parvient pas, se tourne vers un autre, perdu de vue depuis sa disparition dans l’enfer du goulag pour avoir écrit des œuvres proscrites ; il a survécu ; ils se marient en secret. Cela dure une année et demie…
La vie de Svetlana bascule vraiment quand elle est hospitalisée au mois d’octobre 1963 pour une petite opération. Car c’est dans cet hôpital qu’elle rencontre l’homme du destin. Un Indien plus âgé qu’elle, soigné dans cet établissement de Moscou parce qu’il est l’un des dirigeants du Parti communiste indien; il s’appelle Brajesh Singh, traduction de ses origines aristocratiques. Fin, élégant, bien élevé, il représente le contraire d’un Russe de la nomenklatura. Entre eux, ce sera la passion, une vraie passion, un amour à l’orientale…
Mais elle reste la fille de Staline, c’est à dire une figure du régime, étroitement surveillée. Que peut-elle bien faire avec un Indien, même communiste ? Le KGB s’interroge,le gouvernement aussi. Mais Brajesh Singh tombe malade de la tuberculose. Il est de nouveau hospitalisé. Pour Svetlana, l’espoir d’une vie différente s’évanouit.
Décidément, cette vie est «impossible». C’est Svetlana dans «la Dame au
camélias», risque Beata de Robien. Le 31 octobre 1966, son cher Brajesh meurt; elle écrit à Leonid Brejnev, le nouveau patron, pour l’implorer de la
laisser ramener les cendres de son « conjoint» dans son pays natal. Brejnev finit par lui céder. Imprudence !
Svetlana arrive à Delhi le 20 décembre 1966, escortée par le KGB. Une fois sur place et après avoir enterré les cendres de son mari, elle décide de rester… Crise diplomatique, entre l’Inde et l’URSS, pays amis. Mais elle résiste. Et deux mois et demi après son arrivée, le 6 mars 1967, elle saute de l’ambassade soviétique à l’ambassade des États Unis à Delhi ! La fille de Staline transfuge ! Prudents et peu disposés à un conflit avec les Soviétiques à cause d’elle, les Américains lui refusent d’abord son visa; en attendant de pouvoir clarifier sa situation, Svetlana se réfugie à Genève.
Finalement, les autorités américaines l’autorisent à entrer aux États Unis le 22 avril 1967. Accueillie à New York par 200 reporters et quelques éditeurs qui se battent pour ses Mémoires, elle donne une conférence de presse, dans un excellent anglais. Elle a 41 ans. La voici en star, les cheveux courts bien coiffés, habillée avec sobriété, au pays de la liberté. Welcome to America. En fait, elle passe de la surveillance du KGB à celle du FBI. Depuis Moscou, Alexis Kossyguine, le numéro deux de Brejnev, réplique à cette défection tellement provocante, la plus importante depuis Trotski, en clamant que «c’est une malade»… Mais, dira Svetlana : «J’ai été le toutou de la CIA». On n’est pas la fille de Staline pour rien, même aux États Unis, en guerre froide avec l’URSS. Après le mariage juif, le mariage officiel, le clandestin, l’Indien, il fallait bien qu’il y eût un mariage américain ! Il a lieu au mois d’avril 1970 dans des circonstances complètement baroques. Svetlana s’est laissé entraîner dans une sorte de secte à l’américaine, opulente et pieuse, où elle croise un architecte, Wesley Peters, qui sera son dernier et aussi éphémère mari. Ils auront une fille, Olga, née en 1971. Celle-ci accompagnera sa mère dans l’errance de la seconde partie de sa vie, entre cette Amérique refuge, une Angleterre distrayante et même sa Russie natale, où elle revient lors d’un séjour nostalgique. Beata de Robien note joliment que, même quand une Russe est heureuse, elle pleure. // François d’Orcival // La malédiction de Svetlana de Beata de Robien, Albin Michel, 554 pages, 24 €.
[pdf] – Valeurs actuelles – Beata de Robien – La malédiction de Svetlana, la fille de Staline.