Le journal Le Populaire du Centre a publié une critique extrêmement élogieuse sur mon roman Fugue polonaise.
« Beata de Robien met en œuvre une écriture d’une rare fluidité, subtile, légère et profonde. Curieusement, ce monde cruel n’est pas triste. Beata de Robien entretient une distance avec ses personnages qui ne sombrent jamais dans le sentimentalisme. Car ici, la drôlerie accompagne l’impuissance, permet d’apprivoiser la peur, de surmonter les regrets, les chagrins. Le dernier paragraphe de son livre nous offre un rebondissement sidérant». /Le Populaire du Centre/
Amour et communisme
Nous les aurions presque oubliés. Le rideau de fer, le mur de Berlin Et ces millions d’hommes et de femmes, de l’autre côté, qui hésitaient entre peur de l’Occident et désir irrépressible de s’y échapper.
Beata de Robien est diplômée des universités de Cracovie et de la Sorbonne. Elle vit à Paris. Ses oeuvres témoignent de son intimité avec deux cultures, deux nations qui ont toujours, au long de l’Histoire, entretenu des relations passionnelles. Son dernier roman, Fugue Polonaise (*) , nous entraîne dans la Pologne des années cinquante, de l’autre côté du rideau de fer. Derrière un miroir aux reflets truqués que seuls quelques membres choisis du Parti communiste avaient le droit de traverser. Elle compte au nombre de ces rares auteurs capables d’écrire en une langue qui n’est pas leur langue maternelle. Nous sommes donc en 53, Staline vient de mourir. Tout manque. Dès que se forme une queue devant un magasin vide, il faut prendre son tour. N’importe quoi. Et se taire. Bashia, adolescente de seizeans, tente de survivre dans un état policier où chacun se méfie de l’autre. Il règne une atmosphère qui rappelle le film La vie des autres de Florian Henckel von Donnersmarck, dans lequel un agent de la Stasi, interprété par Ulrich Mühe, espionne un couple de dramaturges qui peu à peu le fascine. Mais dans Fugue polonaise, il ne faut guère compter sur la déviance politique des policiers et des mouchards pour échapper à la répression et au chantage.
Bashia accumule les handicaps. Sa mère l’a abandonnée très tôt pour s’enfuir en France, ce qui représente une tache indélébile dans la société polonaise d’alors. Ses grands-parents paternels étaient propriétaires terriens d’un vaste domaine dont ils ont été spoliés. Le grand-père est déporté depuis douzeans en Sibérie. Quant à la grand-mère, «à cinquante-quatreans, elle avait déjà connu quatre régimes différents puisque son enfance s’était déroulée au temps de l’empereur autrichien François-Joseph, son adolescence entre les deux guerres sous Pilusdski, sa vie de femme mariée sous l’occupation soviétique et nazie, et maintenant, son veuvage sous le communisme. Elle parlait à peu près toutes les langues d’Europe, avec une préférence pour le français, non seulement parce qu’elle l’avait étudié à la Sorbonne, mais parce que, selon elle, c’était la langue qui exprimait le mieux l’élégance». Cette grand-mère jamais abattue, jamais découragée, est un des personnages merveilleux du roman.
Mais Bashia doit encore assumer son père, chirurgien reconnu et alcoolique. «Grand et mince, les cheveux en arrière, il avait ce regard d’une douceur infinie que donne la consommation régulière d’alcool. Je me demandais souvent comme il se faisait que non seulement Grand-Mère, mais aussi tous les employés de l’hôpital, ses collègues, subordonnés comme supérieurs, le regardassent avec indulgence. Comme ses défauts, haïssables chez d’autres, pouvaient-ils être acceptables chez lui ? Ce grand gamin incapable de se prendre en main, il était impossible de le détester.» Sans oublier l’oncle Roman, si intelligent, trop cultivé pour un pays dans cette situation politique, âgé de trente-quatre ans, paria de la société parce qu’il ne travaille pas, vivant en pyjama rayé toute la journée, scientifique brisé.
Le quotidien de cette famille rebelle par essence, marginale par ses origines et sa culture, l’installation dans l’appartement familial de gens du peuple que la disette et l’insécurité semblent ravager davantage encore, le chantage à la délation, au silence, cette atmosphère oppressante est remarquablement rendue. Pour cela, Beata de Robien met en oeuvre une écriture d’une rare fluidité, subtile, légère et profonde. Il n’est rien de ce qui occupe et épuise tous ces êtres, qui ne dise beaucoup sur la nature humaine et sur une société totalitaire. Lorsque Bashia, pour gagner quelques piécettes, organise un petit trafic rapidement mis au jour, après avoir «remarqué que le prix d’une bouteille de soupe Zurek au magasin d’alimentation de la rue Casimir-le-Grand était moins élevé que la caution qu’on récupérait pour la bouteille», on en apprend infiniment sur les tares d’un régime bureaucratique. Ou bien, lorsqu’elle se fait payer un zloty pour rédiger les dissertations de ses camarades sur des thèmes du genre: «Développe les paroles du poète: Il y avait la misère, il y avait le capitalisme et un homme a paru qui s’appelait Lénine» Et même l’amour de Bashia pour Christian, fils de militants communistes, venu de France, que l’idéologie rend aveugle à ce qui l’entoure, ne sauvera pas la jeune fille. Tout au contraire. Le temps des brèches n’est pas encore advenu.
Mais, curieusement, ce monde cruel n’est pas triste. Beata de Robien entretient une distance avec ses personnages qui ne sombrent jamais dans le sentimentalisme. Le dernier paragraphe de son livre en témoigne, rebondissement sidérant qui prouve que l’univers de Fugue Polonaise ne nous propose pas de la «fausse monnaie». Car ici, la drôlerie accompagne l’impuissance, permet d’apprivoiser la peur, de surmonter les regrets. Les chagrins. Chacun survit avec des espoirs raisonnables: trouver un peu de tissu pour se tailler une culotte. Mais aussi des rêves insensés: que la mort de Staline desserre l’étau.
Il y a dans ce texte une vibration qui fait songer que l’histoire de Bashia et des siens fait écho à l’histoire personnelle de Beata de Robien. Mais le livre n’est pas affecté par cette récapitulation refermée sur soi qu’on rencontre si souvent dans les romans contemporains. Au contraire, la mise à distance de ces êtres dont on pressent qu’ils sont des ombres portées familières à l’auteur, les fait basculer dans le romanesque. Le malheur est tenu en respect pour mieux le dévisager. C’est cela un romanesque puissant, construit sur le réel. Et qui le dépasse pour mieux le dire.
(*) Beata de Robien, Fugue polonaise, Albin Michel, 418 pages, 21,50 €. Jean-Guy Soumy