Icône des féministes et de la gauche progressiste, l’épouse du président Roosevelt fut aussi une militante imprudente.
Article de Beata de Robien, publié dans La Nouvelle Revue d'Histoire. Auteur de la biographie Les Passions d'une présidente : Eleanor Roosevelt, Perrin, 2000.
Eleanor Roosevelt ne voulait pas être une « Première Dame » des États-Unis potiche, soucieuse de toilettes et de réceptions, s’intéressant à quelques bonnes œuvres en vue de soigner son image. Au contraire, cette militante des Droits de l’Homme fut la femme de président la plus active qu’ait connue l’Amérique. Sa vie durant, elle mêlera la charité la plus sincère à l’égoïsme de son appétit de pouvoir.
Humaine à l’excès dans ses faiblesses comme dans ses forces, Eleanor Roosevelt ne laisse pas indifférent.
Quand les choix sentimentaux de nos dirigeants sont si particuliers qu’ils influencent les options politiques, la petite histoire rejoint la grande. Jusqu’à sa mort, en novembre 1962, Eleanor Roosevelt fut la femme la plus admirée du peuple américain. Plus de cinquante ans après, elle reste encore une idole, un exemple, une source d’inspiration pour la gauche. Et pour les féministes, un modèle dans leur lutte pour les droits de la femme.
Oubli volontaire ou pas, ses turpitudes et le rôle délétère qui fut parfois le sien sont gommés ou minimisés. L’accès aux documents du FBI et l’ouverture des archives soviétiques auraient pourtant pu remettre en cause la légende qui l’entoure, mais les mythes ont la vie dure.
Alors que la plupart de ses biographes ne peuvent pas s’empêcher d’idéaliser la femme, de prendre à la lettre son journal, pourtant mille fois remanié par son auteur et suspect de complaisance, laissons la sentimentalité de côté pour nous en tenir aux documents disponibles. Les archives du FBI, celles de Moscou et une correspondance de quelque cinq mille lettres permettent de brosser un portrait bien plus authentique, et confirment que les Mémoires cachent souvent plus qu’ils ne dévoilent. Si ses actions en faveur des femmes, des Noirs, des défavorisés – ce que la légende a retenu – sont indéniables, son influence sur la politique étrangère des États-Unis a été désastreuse.
Les archives du FBI et de Moscou ont révélé des aspects inattendus d’Eleanor Roosevelt
Les archives du FBI et du KGB révèlent en effet des réalités longtemps passées sous silence, dont la longue errance amoureuse d’une femme qui accumula « les amitiés » discutables, voire dangereuses.
Eleanor Roosevelt est issue d’une illustre dynastie conservatrice de patriciens de la côte est. Son père, Elliott, était le frère cadet du président Theodore Roosevelt. Un alcoolique doublé d’un noceur, mort d’un delirium tremens en 1894, alors que sa fille n’a que 9 ans. L’année précédente, la diphtérie avait emporté sa mère. Consciente de sa laideur, solitaire et timide, Eleanor saura prendre son destin en mains, d’autant qu’elle ressent violemment l’injustice que lui a fait la nature. Après une enfance triste, elle épouse un jeune homme séduisant et plein d’avenir, aussi riche qu’elle, son cousin Franklin, seul homme qui s’intéresse à elle.
Au début du mariage, Eleanor se complaît dans la vie routinière. Le matin,
surveillance des domestiques et tricot. Après déjeuner, les actions charitables. Le mariage ne l’épanouira pas. La maternité ne la comblera pas. Les drames se succéderont comme dans une mauvaise série télévisée. Le mariage avec le prince charmant est un échec. Sa vie de couple – éprouvée par la mort d’un enfant – est gâchée par une belle-mère abusive, par l’infidélité du mari et par l’attaque de poliomyélite qui laissera Franklin Delano Roosevelt infirme pour le reste de sa vie.
Plus encore que la maladie, la trahison de son époux la transformera. Car en Amérique, on ne badine pas avec l’adultère ! Quand, en 1918, elle découvre les lettres de son mari à la trop adorable secrétaire Lucy Mercer, plus rien ne sera comme avant. Ils ne divorceront pas – la bonne société en serait offusquée – mais vivront désormais chacun de leur côté et n’apparaitront en public que pour sauver les apparences. Franklin Delano Roosevelt se rend vite compte que sa femme est un atout dans sa conquête du pouvoir et de sa popularité. L’Amérique attend de son président l’image d’un bon fils, d’un bon père et d’un mari irréprochable. De son côté, Eleanor se jettera dans toute sorte d’activités: articles, voyages, conférences, actions sociales. Et avec quelle ardeur ! La femme timide et gauche deviendra une pasionaria démocrate.
Ainsi, à l’époque où les femmes ont peu de droits et aucun accès à la vie publique, Eleanor accomplira sa métamorphose avec courage et obstination, mais surtout avec une vitalité extraordinaire, qui épuisera son entourage, jusque dans ses vieux jours.
Franklin et Eleanor ont découvert le pouvoir des médias et ont appris à s’en servir
A 49 ans, alors que son mari entre à la Maison Blanche, Eleanor connaît un grand amour avec une journaliste de l’Associated Press, Lorena Hickok. Avide d’affection, elle tombe sous le charme et l’influence de cette femme libre qui mélange son admiration pour l’épouse du président avec son penchant homosexuel. 2 336 lettres sans équivoque, sensuelles et teintées d’érotisme, sont échangées entre elles dans les années 1932-1939.
La journaliste amoureuse, accréditée pour écrire sur le président fraîchement élu, décide plutôt de consacrer son premier article à son épouse, « car celle-ci ne veut pas vivre dans l’ombre de son mari ». Elle inonde les journaux de textes sur l’enfance malheureuse de la First Lady, sur toutes les avanies mondaines qu’elle a essuyées. Le mythe est né. Pour toujours.
C’est Lorena Hickok, journaliste talentueuse, qui donne ses lettres de noblesse à une fonction qui, officiellement, n’existe pas. C’est elle qui encourage la femme du président à écrire des articles sur les journées harassantes liées à sa fonction. Mieux: elle les rédige à sa place d’après les notes qu’Eleanor lui fournit.
Incitée par son amie, Eleanor signe dans un magazine féminin une chronique intitulée My Day. Dans ces années de crise, le pays a besoin d’idoles et d’optimisme. Franklin Delano Roosevelt personnifie à lui tout seul une nouvelle Amérique, jeune et ardente. Lui et sa femme deviennent
populaires du jour au lendemain. Ils découvrent le pouvoir des médias et apprennent vite à s’en servir.
Mais la popularité a ce défaut: elle s’effrite quand on en fait trop. Très vite, dès 1940, on redoute le rôle joué par la femme du président. Infatigable et assurée de son pouvoir, Eleanor devient de facto une sorte de ministre sans portefeuille. Voire plus, puisqu’elle donne son avis sur les problèmes sociaux, politiques ou économiques – que le président le lui demande ou pas… Elle décide si certaines requêtes vont lui être transmises ou non. Elle fait et défait les carrières. Des voix s’élèvent contre son pouvoir.
« Mais qui a élu Eleanor? », lit-on dans la presse. Les attaques se multiplient sur les ondes. Les journaux publient des caricatures de la First Lady, les humoristes plaisantent sur son ubiquité. On va jusqu’à orthographier «Franklin Delaenor Roosevelt» le nom du président.
Les témoins rapportent que dès que la First Lady a une idée en tête, elle n’hésite pas à interrompre son mari, même en pleine réunion du gouvernement. Les collaborateurs se taisent, embarrassés, comme s’ils craignaient de commettre un crime de lèse majesté. Seul le cardiologue de Roosevelt se permet de remarquer que « les interventions de son épouse épuisent le président davantage que les affaires d’État ».
La situation du couple présidentiel est si particulière que la Maison Blanche ressemble plus à un théâtre de vaudeville qu’à un palais présidentiel. Missy LeHand, la nouvelle secrétaire du président, passe en déshabillé dans le couloir. Les fils introduisent leurs conquêtes en cachette. Anna sa fille, donne des rendez-vous clandestins à son nouveau petit ami. Deux chiens obèses patrouillent dans l’escalier. Les conseillers attendent patiemment pour aborder l’ordre du jour que Roosevelt philatéliste passionné, termine de ranger sa collection de timbres. Les femmes de chambre tombent par inadvertance sur une Lorena Hickok sortant de la salle de bains de la présidente. Les sourires se font narquois quand ils entendent: « Nous venons de faire un entretien ».
Bientôt, ils auront d’autres raisons d »étonnement. Car la femme si influente du président des États-Unis subit elle-même l’influence de ses laudateurs avec une absence de lucidité consternante. Elle se montre patriote mais s’enflamme pour le mouvement communiste, manipulé par Moscou, s’entichant d’un jeune militant syndicaliste dont elle pourrait être la mère et qu’elle introduit à la Maison Blanche.
Elle approche de la soixantaine, lui Joseph Lash, fils de juifs émigrés de Russie, beau garçon, sergent de l’armée américaine, a dépassé à peine la trentaine. Qui est-il ? Espion ou source ? Compagnon de route ou « idiot utile » ? Et si c’était un agent de l’Est ?
Joseph Lash est membre des Jeunesses communistes, organisation téléguidée par Moscou. Sa mère tient une épicerie casher à Morningside Heights, quartier pauvre de New York. Il a étudié à Columbia et s’est
marié avec une militante communiste, comme lui. En 1939, une commission enquête sur ses activités antiaméricaines. La femme du président assiste à ce procès, prend la défense de ces pauvres jeunes gens « indûment traités comme des espions ». Joseph Lash joue de la guitare et entame le Chant des partisans des Brigades internationales d’Espagne.
De toutes les questions politiques sur lesquelles elle était en désaccord avec son mari, c’était la guerre civile en Espagne qui lui tenait le plus à cœur. Elle était farouchement partisane d’une intervention américaine en faveur des républicains espagnols.
Rien d’étonnant à ce que la voix mélodieuse du jeune homme réveille en elle ses anciennes convictions. Et elle tombe éperdument amoureuse de ce jeune communiste qui, comme un collégien, lui envoie des bouquets de fleurs ramassées dans les champs, écoute religieusement le récit de son enfance malheureuse, la flatte, lui parle de ses actions de charité et de son âme généreuse.
Sans mettre en cause sa générosité et la qualité humaine de son engagement, il faut dénoncer sa candeur et son aveuglément. Car les conséquences vont être désastreuses !
Le FBI enquête sur les relations unissant Joseph Lash à la femme du président Roosevelt
Les activités du jeune homme avaient déjà éveillé les soupçons du FBI et du contre-espionnage. Joseph Lash est sous surveillance, et la première dame des États-Unis, désormais, l’est aussi.
Un jeune homme habile ou un fin psychologue ? Pour plaire à la First Lady, il faut savoir parler des pauvres, des émigrés et de poésie. En ces années où l’argent est roi, il faut aussi se garder de devenir riche. Eleanor, qui a toujours vécu à l’abri du besoin, est persuadée que l’argent pourrit tout. Joseph dit posséder la même conviction. C’est d’ailleurs la seule chose qu’il possède. Néanmoins, il s’installe aux frais de sa bienfaitrice dans un appartement de Greenwich Village, à deux pas de chez elle. Habituellement peu encline à la dépense – les déjeuners à la Maison Blanche ne doivent pas dépasser les dix-neuf cents par convive – la femme du président lui offre des cadeaux somptueux, comme cette Pontiac décapotable modèle 1941.
Aujourd’hui, des journalistes d’investigation soupçonneraient salaire fictif, abus de biens sociaux, et demanderaient des têtes…
Un homme jeune et une femme vieillissante, la situation prêterait à sourire. Mais nous sommes en 1943, deux ans avant la conférence de Yalta.
La première dame des États-Unis fut-elle manipulée, sinon abusée, par ce responsable des Jeunesses communistes ? Quelle fut son influence sur un mari vieillissant et malade quand, à Yalta, capitulant devant Staline, il lui a livré – même si les choses ne sont pas encore formellement établies en février 1945 – la moitié de l’Europe ?
Joseph Lash l’a-t-il convertie à son adulation pour Staline ?
Il n’avait pas besoin. Eleanor est encore plus « progressiste » que son mari. Depuis 1933, elle n’a cessé de militer pour l’établissement de relations diplomatiques avec l’Union soviétique et d’espérer s’entretenir avec Staline en personne.
En attendant ce grand jour, la femme du président rencontre son jeune amoureux dans des hôtels discrets de Chicago. Intrigués par le mystère qui plane autour de ces rendez-vous, les services secrets enquêtent sur la nature des rapports de ces deux « amis ». Ils ouvrent le courrier et placent des micros dans leur chambre. Avec des preuves à l’appui, ils avertissent le président de son infortune conjugale. Franklin Roosevelt, influencé par son entourage qui lui masquait les réalités, se refuse à admettre l’aspect politique de l’affaire. Il se débarrassera de celui par lequel le scandale est arrivé en ordonnant d’expédier le sergent Lash dans le Pacifique sud à un poste de combat contre les Japonais, « jusqu’à ce que mort s’ensuive » …
Ne déplaise au président, Joe Lash survivra. Ainsi que 449 pages de documents sur Eleanor Roosevelt et Joseph Lash malgré la consigne du président Roosevelt de les détruire.
Que le sergent Lash n’ait pas abouti là où le destinait l’ordre du président montre bien ce que pouvait être l’influence de la First Lady.
A travers la lecture des archives de Moscou, une constatation saute aux yeux : Eleanor Roosevelt, lit-on dans l’un de ces documents, est « facile à influencer et à mener quand on sait la prendre ». Car Staline, qui a su placer ses agents à Washington et à New York depuis 1933, a ordonné qu’on lui procure les profils psychologiques des membres du gouvernement, Eleanor en tête !
Joseph Lash est informé par les soins d’Eleanor de tous les faits et gestes de la Maison Blanche dans ces années de la Seconde Guerre mondiale, à l’orée de la conférence de Yalta. Rien n’est omis : les projets du président, les nouvelles du front russe, les décisions prises aux conférences, les discussions avec Molotov, les humeurs de Winston Churchill et les déjeuners avec Mme Tchang Kai-Shek. Non seulement chaque visiteur est décrit, mais chacune de ses pensées est communiquée et commentée : « Nous avons parlé ce soir d’aller en Chine et en Russie » (lettre datée de février 1943) ; « FDR trouve que le moment n’est pas encore venu ». Elle sollicite l’avis de dear Joe : « Qu’en penses-tu ? »
Renseignements anodins, disent certains. Néanmoins, confident de la First Lady, Ioseph Lash se trouve aux avant postes de l’information politique et stratégique. Car, mises bout à bout, ces informations permettent de retracer de façon utile tout ce qui se fait et se dit à la Maison Blanche pendant ces années où se joue l’avenir du monde.
Une coterie d’intellectuels et de conseillers – qui lui doivent souvent leur poste – a compris le rôle que l’épouse du président pouvait jouer ; ils gravitent autour d’elle et chantent ses louanges. N’en citons que quelques uns: Harry Hopkins, conseiller du président, grand admirateur de Staline; Lauchlin Currie, conseiller de ce dernier; Alger Hiss du département d’État, l’espion soviétique sous le nom de code Ales; Michael Straight (Nigel, Nomad), pour lequel Eleanor a obtenu une assignation au département d’État; John Abt (Moris pour Moscou) au département de la Justice ; Harry Dexter White (Kassier, Jurist), qui s’emploiera à augmenter les aides américaines à l’Union soviétique ; Henry Wallace, devenu secrétaire à l’Agriculture, le chouchou de la présidente ; Henry Morgenthau, le secrétaire au Trésor. Même Trude Pratt, la bonne amie de Joseph Lash, s’est révélée être le « contact » de l’agent Alexeï Sokirkin, officiellement premier secrétaire de l’ambassade soviétique de Washington…
Ainsi, Eleanor Roosevelt qui eut tant d’influence sur des hommes considérables, fut sous la coupe d’hommes douteux.
« Je n’ai jamais voulu faire partie de l’histoire », avait-elle dit un jour. Elle a fait partie de la petite histoire, mais à son insu elle a influencé la grande.
Beata de Robien, Les Passions d’une présidente : Eleanor Roosevelt, Perrin, 2000.
Beata de Robien
Beata de Robien, d’origine polonaise, diplômée de lettres de l’université de Cracovie et de la Sorbonne, est connue en Pologne comme auteur de pièces de théâtre et de scénarios pour la télévision. En France, elle a publié plusieurs romans historiques, dont Le Nain du roi de Pologne (Plon, 1994), Le Roman de la Pologne (Le Rocher, 2007) et Fugue polonaise (Albin Michel, 2013).