Extrait de l’article à lire dans le mensuel Historia de Janvier 2017.
La fille meurtrie du petit père des pleurs
Le stalinisme, ce ne sont pas seulement des montagnes de cadavres enfouis dans le permafrost sibérien. C’est aussi une destruction massive de l’intimité. En cela, l’excellent livre de Beata de Robien sur la propre fille de Staline, Svetlana, est très éclairant. D’autant qu’il utilise des documents nouveaux, à commencer par des correspondances de Staline, mais aussi des archives déclassifiées de la CIA et du FBI.
Staline ne permet pas l’exception familiale. Sa fille aussi doit sentir l’effroi glacial sur ses tempes, admettre que la survie de l’individu soviétique n’est que concédée par l’État. Quand, dans les années 1930, au pire de la grande purge, des amies de classe de Svetlana lui demandent d’intercéder pour leurs parents brusquement déportés, Svetlana s’exécute. Mal lui en prend. […]
Staline demande les noms. Il les note. À la troisième demande de sa fille, il s’emporte: «Le NKVD ne connaît jamais d’erreur. Les traîtres, il faut les détruire, les écraser comme des cafards.»
Revenu dans sa classe, Svetlana accuse le père de sa meilleure amie, Galia, d’être un «ennemi du peuple». Pendant ce temps, les policiers excluent de l’école tous les enfants qui se sont confiés à Svetlana. C’est ça, l’intimité totalitaire. Le broyage des amitiés et de tous les réseaux intermédiaires. Svetlana, la fille chérie du chef, ne doit pas échapper à la menace. Son premier amoureux, Alexei Kapler, qui a le tort de ne pas être adoubé par Staline, fera dix ans de camp pour avoir bravé l’interdiction du flirt. Pour un seul baiser. L’instruction est vite bouclée. Son nom est juif. Donc il est trotskyste. Et son père était commerçant avant 1917. Donc exploiteur.
Svetlana, qui fuit l’URSS en 1967, ne trouva jamais la paix. Elle meurt en 2011, sans un sou, au Canada. G. M.
La Malédiction de Svetlana, de Beata de Robien (Albin Michel, 560 p, 24 €).