Eleanor Roosevelt, l’autre président
Par Beata de Robien – paru dans Valeurs actuelles – 21/06/2012
Lien vers l’article sur le site de Valeurs Actuelles.
Cinquante ans après sa mort, Eleanor Roosevelt reste une idole, un exemple, une source d’inspiration pour la gauche. Et pour Valérie Trierweiler. Qui était-elle vraiment ?
Orpheline à 9 ans d’un père alcoolique, qui était le frère du président (républicain) Theodore Roosevelt, mal aimée par une mère aussi belle qu’elle était égoïste, Eleanor ressent d’autant plus violemment l’injustice que lui a fait la nature. Laide, timide, complexée, avide d’affection, elle épouse à 19 ans, en mars 1905, son cousin éloigné Franklin Delano Roosevelt, qui lui donnera six enfants tout en la trompant avec la trop adorable Lucy Mercer. Une année plus tard, une attaque de poliomyélite le laissera infirme à vie.
Si, cinquante ans après sa mort, Eleanor Roosevelt suscite encore tant d’admiration, et notamment celle de Valérie Trierweiler, compagne de François Hollande, il n’est pas inutile de se poser la question : qui était-elle vraiment, quelle fut la portée de son engagement et la réalité de son influence sur son mari ? On aurait pu croire que l’ouverture des archives soviétiques à son sujet amorcerait la destruction de la légende car les documents sont impitoyables. Au début de son mariage, Eleanor Roosevelt ne rêve que d’une vie au coin du feu et elle a pour unique souci de garder auprès d’elle ce mari qui plaît trop. Elle s’oppose même au projet de vote des femmes, dénigre les suffragettes. Jusqu’à ce jour pénible où elle trouve les lettres d’amour de Lucy Mercer, sa secrétaire personnelle. Marquée par son échec conjugal, Eleanor devient particulièrement réceptive aux idées nouvelles. Et elle, si peu tolérante envers les catholiques ou les juifs, méprisante à l’égard des homosexuels, se sent bientôt flattée d’être acceptée dans cet univers fermé à son milieu.
Dotée d’une énergie débordante, elle se jette dans toute sorte d’activités : articles, voyages, conférences, actions sociales. La femme timide et gauche de vient une pasionaria démocrate.
Eleanor Roosevelt va prendre un réel plaisir à contester les décisions de son mari et à lui imposer son point de vue. Celui-ci se plie à ses volontés, se sent coupable d’être l’auteur de son tourment. Tandis qu’Eleanor Roosevelt, toujours avi de d’amour et d’amitié, plonge dans une succession d’amours-passions, continuellement impossibles, souvent imprudentes, toujours assez naïves. Dans cette Amérique puritaine, elle brave les interdits de l’homosexualité tout en défendant les valeurs de la famille.
Au moment où son mari entre à la Maison-Blanche, en janvier 1933, elle a 49 ans et vit un grand amour avec une femme journaliste qui a neuf ans de moins qu’elle, Lorena Hickok, qu’elle a rencontrée un peu plus tôt dans une convention démocrate. Elles échangeront 2 336 lettres sans équivoque, sensuelles, teintées d’érotisme !
“Eleanor ne veut pas vivre dans l’ombre de son mari”
Lorena décide de consacrer son premier article non au président fraîchement élu mais à son épouse, « car celle-ci ne veut pas vivre dans l’ombre de son mari ». La journaliste amoureuse inonde les journaux de textes sur l’enfance malheureuse de la First Lady, sur toutes les avanies mondaines qu’elle a essuyées. Le mythe est né. Pour toujours.
C’est Lorena Hickok, journaliste talentueuse, qui donne ses lettres de noblesse à une fonction qui officiellement n’existe pas. C’est elle qui encourage la femme du président à écrire des articles sur les journées harassantes liées à sa fonction. Mieux : elle les rédige à sa place d’après les notes qu’Eleanor Roosevelt lui fournit. Bientôt Eleanor signe une chronique intitulée My Day, dans un magazine féminin. Les journaux qui publient ses articles voient rapidement leur tirage doubler. Voilà une occasion idéale de prendre des positions bien différentes de celles du président.
Lorsque Roosevelt remplace son protégé, le vice-président Henry Wallace, par Harry Truman, Eleanor entame une virulente propagande en faveur de Wallace en exigeant de son mari un nouveau poste pour lui ! Et cela, sans prêter attention au scandale qui suivra cette ingérence dans les affaires d’État ! Roosevelt cédera, une fois de plus, et nommera Wallace secrétaire au Commerce. Une rude bataille, gagnée par celle qu’on appelle “le ministre occulte” !
L’influence de sa chronique quotidienne sera inouïe sur la femme américaine. Ironiquement, Eleanor Roosevelt, qui n’a jamais mis les pieds dans une cuisine, donne des recettes de gâteaux et des conseils “pour utiliser les restes”.
Mieux, la situation du couple présidentiel est si particulière que la Maison-Blanche ressemble plus à un théâtre de vaudeville qu’à un palais présidentiel. Le matin, les valets de chambre découvrent une Lorena Hickok sortant de la salle de bains de la présidente. « Nous venons de faire une interview », entendent-ils.
En réalité, la femme si influente du président des États-Unis subit ellemême l’influence de ses laudateurs avec une absence de lucidité consternante. Elle se montre patriote mais s’enflamme pour le mouvement communiste, manipulé par Moscou, s’entichant d’un jeune militant syndicaliste qu’elle introduit à la Maison-Blanche. Alors qu’elle est au milieu de la cinquantaine, lui, Joseph Lash, fils de juifs émigrés de Russie, beau garçon, sergent de l’armée américaine mais aussi leader de l’organisation des Jeunesses communistes, n’a que 30 ans.
Un jeune homme très habile ou un fin psychologue ? Pour plaire à la First Lady, il faut savoir parler des pauvres, des émigrés, de poésie. En ces années où l’argent est roi, il faut aussi se garder de devenir riche. Joseph Lash est ici le modèle : il ne gagne pratiquement rien. Néanmoins, il s’installe aux frais de sa bienfaitrice dans un appartement de Greenwich Village, à deux pas de chez elle. Habituellement peu encline à la dépense, elle lui offre des cadeaux somptueux comme cette Pontiac décapotable modèle 1941.
Aujourd’hui, des journalistes d’investigation soupçonneraient salaire fictif, abus de bien sociaux, et demanderaient des têtes… À l’époque, ce sont les services secrets qui sont intrigués par le mystère qui plane autour de ces rendez-vous ; ils enquêtent sur la nature des rapports de ces deux “amis”. Qui est ce Joseph Lash ? Un espion ou un simple intrigant ? Muni d’un sauf-conduit, il entre comme il veut à la Maison-Blanche. Et cela ne suffit pas ; Eleanor Roosevelt lui donne des rendez-vous secrets dans des motels discrets de Chicago. Les services secrets ouvrent leur courrier et placent des micros dans leur chambre. Preuves à l’appui, ils avertissent le président de son infortune conjugale. Franklin Roosevelt se refuse à admettre l’aspect politique de l’affaire. Il croit débarrasser de celui par lequel le scandale est arrivé en ordonnant de l’expédier sur le front du Pacifique “jusqu’à ce que mort s’ensuive”… Joe Lash survivra.
Qu’il n’ait pas abouti là où le destinait le mystérieux ordre démontre la force et l’influence de la First Lady. Un homme jeune et une femme vieillissante, la situation prêterait à sourire. Mais nous sommes en 1943, deux ans avant la Conférence de Yalta où Roosevelt va céder aux visées expansionnistes de Staline en lui accordant la moitié de l’Europe. La première dame des États-Unis fut-elle manipulée sinon abusée par ce leader des Jeunesses communistes ?
“Facile à influencer quand on sait la prendre”
À travers la lecture des archives de Moscou, une constatation saute aux yeux : elle serait, lit-on dans l’un de ces documents, « facile à influencer et à mener quand on sait la prendre ». Car Staline, qui a su placer ses agents à Washington et à New York depuis 1933, a ordonné qu’on lui procure les profils psychologiques des membres du gouvernement, Eleanor en tête ! Dans les lettres d’Eleanor Roosevelt à Joe Lash, rien n’est omis : les projets du président, les nouvelles du front russe, les décisions prises aux conférences, les discussions avec Molotov, les humeurs de Winston Churchill et les déjeuners avec Mme Tchang Kai-shek. Non seulement cha que visiteur est décrit et commenté, mais chaque pensée est communiquée : « Nous avons parlé ce soir d’aller en Chine et en Russie » (lettre datée de février 1943) ; « FDR trouve que le moment n’est pas encore venu… » Elle sollicite l’avis de dear Joe : « Qu’en penses-tu ? »
Renseignements anodins, disent certains. Néanmoins, confident de la First Lady, Joseph Lash se trouve aux avant-postes de l’information politique et stratégique. Car, mises bout à bout, ces informations permettent de retracer de façon utile tout ce qui se fait et se dit à la Maison-Blanche pendant ces années où se joue l’avenir du monde.
On redoutait déjà depuis 1940 le rôle joué par la femme du président. Infatigable et assurée de son pouvoir, Eleanor est de facto une sorte de ministre sans portefeuille. Voire plus, puisqu’elle donne son avis sur les problèmes sociaux, politiques ou économiques – que le président le lui demande ou pas… Elle décide si certaines requêtes vont lui être transmises ou non. Elle fait et défait les carrières. Des voix s’élèvent contre son pouvoir.
« Mais qui a élu Eleanor ? », lit-on dans la presse. Les attaques se multiplient sur les ondes. Les journaux publient des caricatures de la First Lady, les humoristes plaisantent sur son ubiquité. On va jusqu’à orthographier “Franklin Deleanor Roosevelt” le nom du président.
Les témoins rapportent que dès que la First Lady a une idée en tête, elle n’hésite pas à interrompre son mari, même en plein Conseil des ministres. Les collaborateurs se taisent, embarrassés, le président lève les yeux au ciel, laisse sonner le téléphone. Sa femme ne cesse d’intervenir auprès de lui, créant une telle tension que son cardiologue se permet de remarquer que « les interventions de son épouse épuisent le président davantage que les affaires d’État ».
Faut-il juger l’action d’Eleanor Roosevelt ? Si son travail en faveur des femmes, des Noirs ou des défavorisés est indéniable – et c’est ce que la légende a retenu – , son influence sur la politique étrangère des États-Unis paraît désastreuse.
Une coterie d’intellectuels et de conseillers du président a compris le rôle qu’elle pouvait jouer ; ils gravitent autour d’elle, et souvent lui doivent leur poste : Harry Hopkins, grand admirateur de Staline, Harry Dexter White, qui s’emploie à augmenter les aides américaines à l’Union soviétique après-guerre, Henry Wallace, devenu secrétaire à l’Agriculture, Henry Morgenthau, le secrétaire au Trésor, et même Alger Hiss, l’espion soviétique au Département d’État… Plusieurs d’entre eux auront contribué à ouvrir la voie de Yalta.Beata de Robien
À lire
Les Passions d’une présidente, Eleanor Roosevelt, par Beata de Robien, Perrin (2000).